La Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’ouest (CENOZO) a reçu le prix PEC 2023 à Genève en Suisse. Cette distinction célèbre les journalistes ou organisations de Journalistes qui œuvrent pour la protection des journalistes et la liberté de presse. Dans cette interview, le coordonnateur de la CENOZO , Arnaud Mohamed Ouédraogo, nous explique la portée de ce prix dans un contexte sous-régional où pratiquer le journalisme d’investigation est de plus en plus difficile. Il revient également sur les types de menaces que vivent les journalistes du Sahel et les mécanismes de protection que met en place la Cellule qu’il coordonne.
Studio Yafa: Vous avez récemment obtenu un prix, à Genève en Suisse. Parlez-nous de cette distinction et sa portée pour vous et pour la CENOZO ?
Arnaud Mohamed Ouédraogo: Le prix PEC (Press Emblem Campaign) a été créé par des journalistes qui sont d’anciens et d’actuels correspondants de médias internationaux au siège des Nations Unies à Genève en Suisse.
Depuis 2009, cette organisation non gouvernementale décerne le prix PEC à un journaliste ou organisation de Journalistes qui a œuvré dans le cadre de la protection de la liberté de la presse et de la protection même des journalistes. Ou encore qui a travaillé en tant que journaliste dans un contexte très difficile mais qui malgré tout, a réussi à sortir de bonnes histoires.
La CENOZO a été désignée, ce n’est pas un prix auquel on postule. Ce sont eux, au niveau de leur conseil qui statuent au regard de ce qui se passe à travers le monde. La CENOZO a été désignée pour son action en faveur de la sécurité des journalistes et de la liberté d’expression au Sahel. Pas sur toute l’Afrique de l’Ouest mais par rapport à notre action au Sahel.
Pourquoi le Sahel ?
Vous savez que depuis quelques années maintenant, des pays comme le Burkina Faso, le Mali et maintenant le Niger sont retombés dans des régimes d’exception avec le retour des militaires dans les palais présidentiels. Il y a aussi la crise sécuritaire qui secoue ces pays depuis maintenant presque 10 ans.
Faire du journalisme, notamment du journalisme d’investigation est particulièrement difficile. Malgré tout cela, notre organisation arrive à soutenir les journalistes à travers des formations, des bourses pour investiguer.
Mais aussi à travers d’autres soutiens sur le plan de leur sécurité, de leur protection ; et aussi, en collaboration avec d’autres organisations internationales de la sous-région, à travers des campagnes de dénonciation des atteintes à la liberté de la presse et des droits des journalistes.
C’est donc à ce titre que notre organisation, à travers ma personne et mes collègues, a été reconnue lauréate du prix PEC 2023. C’est un prix annuel. La précédente lauréate était une journaliste russe qui a connu les geôles du régime de Poutine, mais qui n’a pas baissé les bras.
Quel message à travers ce prix ?
Quand on s’appelle CENOZO dont la mission est de promouvoir la pratique du journalisme d’investigation, promouvoir la pratique du bon journalisme dans un contexte ouest africain déjà assez hostile à ce type de journalisme et qu’on reçoit un tel prix, on comprend toute sa portée, tout le sens de ce que nous sommes en train de faire depuis quelques années.
Il se trouve que dans la région ciblée par les promoteurs de ce prix-là, ce sont des endroits où ces deux ou trois dernières années, la liberté d’expression a pris un sacré coup. Le Burkina qui oscillait parmi les 3 voire les cinq premières places au niveau africain en matière de liberté d’expression, selon le classement de RSF (Reporter sans frontière), dégringole depuis 2019-2020.
Cela s’entend avec la crise sécuritaire, avec la nouvelle loi en relation avec l’apologie du terrorisme et tout, cela limite un peu le champ d’action des journalistes et tout n’est plus sujet à couverture, a fortiori d’investigation.
Et c’est le cas au Mali, c’est le cas au Niger ces derniers temps. Continuer à faire ce que nous faisons dans la région, parait comme un acte assez particulier, un acte assez courageux pour les promoteurs.
Il faut dire aussi qu’au-delà de ce que nous faisons comme promotion de la pratique du journalisme d’investigation, il y a cet aspect de protection des journalistes que nous faisons.
Cela nous inspire à plus d’abnégation, cela veut dire qu’on est sur le bon chemin. Cela veut dire que malgré les difficultés, malgré la rareté des ressources même à un certain moment pour faire ce que nous faisons, Il n’y a pas lieu de baisser les bras. Et c’est avec beaucoup de sérieux, beaucoup d’humilité et beaucoup de fierté aussi que nous avons accueilli cela.
Cela sonne aussi comme un appel à poursuivre parce qu’il y a un programme de réseautage pour la CENOZO. Dans le programme de remise du prix, il y avait une visite guidée au siège des Nations Unies avec certaines organisations à même de pouvoir soutenir notre action. Donc cela veut dire que c’est un prix qui nous a fait entrer dans une autre dimension, bien sûr toujours dans le but d’améliorer ce que nous faisons.
Est-ce que dans ce contexte de crise avec les difficultés à pratiquer l’investigation, les missions de la CENOZO sont démultipliées comparativement aux régimes démocratiques?
Absolument parce que la mission reste la même, mais ce qu’il faut faire pour accomplir cette mission devient plus important. Il y a une plus grande panoplie de choses à accomplir maintenant.
Le défi était d’améliorer les capacités des journalistes afin qu’ils puissent sortir de meilleures histoires qui exposent les faits de mauvaises gestions, qui exposent les faits de corruption, qui exposent les faits de violation des droits de l’Homme afin d’avoir une sous-région ouest africaine mieux gérée, plus démocratique.
Aujourd’hui en plus de cela, en plus de renforcer les capacités des journalistes, il faut penser à leur sécurité parce que les journalistes qui sont critiques vis-à-vis de la gestion publique, sont de plus en plus en danger. Et c’est là où ça devient beaucoup plus intense comme travail pour nous, parce qu’il faut veiller, il faut être à l’écoute, il faut réfléchir à des solutions, il faut réfléchir à des campagnes de protestation et de dénonciation. Donc, le contexte change notre agenda.
De façon pratique, combien de journalistes par exemple sont menacés depuis ces trois dernières années ?
Des organisations comme RSF répertorient ce genre de situation, ce qui n’est pas notre cas. Nous, nous traitons des cas assez extrêmes. Certains journalistes ne peuvent même plus pratiquer. Certains journalistes subissent des menaces à tel point qu’ils ont besoin par exemple de changer de localité de vie, ils ont besoin d’assistance psychologique, d’assistance financière. Ce qui est le plus répandu, quand ils se retrouvent devant les tribunaux à se défendre, nous intervenons pour leur apporter cette assistance juridique.
Je n’ai pas de chiffres en particulier, mais j’ai des cas sur ces dernières années. On a le cas de Moussa Aksa au Niger qui ces trois dernières années, est devenu le punching ball favori du système judiciaire nigérien pour une enquête qui a mis en lumière un système de corruption au sein du ministère de la Défense. Depuis lors, il y a des procès intempestifs à son encontre dont le but final apparemment est de l’empêcher de travailler correctement. On a toujours été à ses côtés. Non seulement juridiquement, mais aussi sur d’autres plans que je ne peux pas détailler ici. Il y a d’autres cas en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, Niger qui sont en cours, dont je ne peux pas citer les noms.
Est-ce les journalistes qui vous interpellent ou bien vous vous auto saisissez ?
Les deux. Quand on a des alertes sur un cas donné, on commence à fouiller, à investiguer pour comprendre. On parle au journaliste quand on a accès à lui. Et on essaie, avec nos partenaires d’apprécier la situation et de décider ensemble de ce qu’il faut faire.
Et comme je dis, le soutien peut être la publication d’un communiqué pour attirer l’attention des autorités sur ce qui se passe ou la publication d’un communiqué pour dénoncer. Cela peut être aussi la publication d’un communiqué pour appeler les journalistes à se mobiliser pour telle cause. Ça peut aussi être un soutien juridique. Par exemple un journaliste qui se retrouve devant les tribunaux, mais qui n’a pas les moyens de se payer un avocat.
On se propose souvent de l’aider à trouver un avocat pour se défendre, surtout que dans la plupart des cas, ce sont des procès pour lesquels, au finish, les journalistes sont déclarés non coupables. Le soutien peut aller jusqu’à la délocalisation du journaliste.
Avez-vous connu des cas pareils récemment ?
Oui. Et même qu’il y a une situation actuelle ici au Burkina qui est en cours. Il y a des menaces qui ne sont souvent pas visibles. Il y a des journalistes qui sont filés chaque soir quand ils rentrent à la maison. Il y a des journalistes qui reçoivent des sms, des appels anonymes. Il y a des journalistes dont les proches, épouses, frères, oncles, parents reçoivent des appels d’intimidation. C’est subtil, c’est quelque chose qui est fait de telle sorte que le journaliste psychologiquement n’arrive plus à travailler correctement.
Parfois, il a juste besoin d’un accompagnement psychologique. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a des médias qui subissent des redressements fiscaux, jusqu’à fermeture. Quand ça arrive, des journalistes se retrouvent dans une situation de précarité.
Ce sont les situations de ce genre qui sont gérées, en collaboration avec nos organisations partenaires pour soutenir nos confrères qui pour moi, sont des héros, même en temps normal. Mais encore plus en situation pareille.
Est-ce qu’avec tous ces problèmes là, toutes ces entraves il n’y a pas cette crainte au niveau de la CENOZO de voir disparaitre le journalisme indépendant…une hantise sur le devenir du journalisme indépendant ?
C’est justement cette hantise qui donne du sens à ce que nous faisons. On essaie d’être le contrepoids pour que le journalisme indépendant, le journalisme de qualité ne disparaisse pas. Parce que vous savez que l’objectif de tout ce qui se fait pour limiter les voix de dénonciation, c’est justement pour taire toutes ces voix contradictoires. L’idée, c’est d’avoir des médias dont les contenus sont dans un sens unique.
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Et quand on commence à donner des sons de cloche différents que ceux officiels, ça devient un problème. Vous savez, le journaliste est l’ami des dirigeants lorsque le contenu de ses publications consiste à accompagner l’action gouvernementale. Mais quand il commence à réclamer des comptes à ceux qui dirigent, parce que c’est son devoir de le faire au nom d’une mission qui lui a été assignée par les constitutions de tous les pays, il devient ennemi.
Dans un pays comme le Burkina Faso et même ailleurs pas loin d’ici, on a entendu parler du journaliste patriote. On estime que dans un contexte de guerre, le patriotisme voudrait que vous en tant que journaliste, vous ne vous attardiez pas sur le train qui arrive en retard, mais que vous applaudissiez le train qui arrive à l’heure. Entre celui qui gère mal les derniers publics et celui qui dit qu’il a mal géré, qui est vraiment patriote?
C’est une ligne définie par des gens qui ont le pouvoir de le faire, mais ce n’est pas forcément la vérité. Cette crainte est réelle et c’est ce qui fait que nous redoublons d’efforts. Déjà si les fondateurs de la CENOZO ont pris l’initiative de la créer, c’est parce qu’ils ont compris qu’individuellement, ils ne sont pas forts.
Pourquoi nous portons le nom de Norbert Zongo ? C’est pour éviter qu’il y ait d’autres Norbert Zongo. Permettre aux journalises de faire le travail que Norbert Zongo faisait. On a créé une organisation indépendante qui peut travailler à renforcer les capacités des journalistes et leur permettre de sortir des articles professionnels, qui ne sont pas attaquables vis-à-vis des textes de loi.
Mais derrière, il faut bien que ces gens-là soient en sécurité pour pouvoir travailler. Il faut faire un front qui peut parler au nom de tous. Si un journaliste est attaqué au Niger parce qu’il a publié un article qui dérange et que dans toute l’Afrique de l’Ouest des voix s’élèvent pour dénoncer ce qui lui est arrivé, ou republier ce qu’il a fait comme article qui lui a causé des problèmes, ça amoindrit les menaces.
Aujourd’hui, la forme la plus répandue contre les journalistes, ce sont les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. On tente de te faire perdre ta crédibilité aux yeux de l’opinion publique et pire on te jette à la vindicte populaire. Aujourd’hui, les journalistes sont obligés de s’autocensurer.
Quand il publie un article, il y a des Etats-majors, pas forcément militaires, des officines qui manipulent l’opinion en présentant le journaliste comme étant à la solde de puissances étrangères.
Cette menace, cette hantise de voir le journalisme indépendant disparaître là est réelle. Et c’est pourquoi nous redoublons d’effort pour que cela n’arrive pas. Nous travaillons à défendre les voix critiques. La démocratie c’est la pluralité, permettre à ces voix de ne pas s’éteindre. L’épée de Damoclès plane sur la tête des journalistes à tel point qu’on préfère dire 10% et taire 90% au risque de se retrouver au front ou de voir son média censuré.
Interview réalisée par Tiga Cheick Sawadogo